Filmmaker : Commençons par le tout début de I Know This Much Is True, le premier plan de l’épisode un. La série s’ouvre sur un long panoramique qui commence sur une rivière, traverse une bibliothèque avant de terminer sur Mark Ruffalo jouant Thomas, sur le point de couper sa propre main en un geste de sacrifice religieux. D’où vient ce plan ?
Jody Lee Lipes : Comme beaucoup de choses sur cette série, c’a été le fruit d’une longue, longue genèse. La bibliothèque est le premier décor que nous avons repéré. Je suis arrivé sur le projet la 1e semaine de janvier 2019, et lors de mon 1er ou 2e jour, on est allé voir cette bibliothèque. Je n’avais encore jamais travaillé avec Derek sur un projet long, on avait fait une pub ensemble. J’étais encore en train d’essayer de le cerner et de comprendre ce qu’il cherchait, ce qu’était la série. Nous sommes allés ensemble sur ce décor et j’ai pris un tas de photos. Je lui lançais des idées, mais on ne s’est mis d’accord sur rien à la fin de ce voyage. Je me sentais un peu mal à l’aise à ce moment-là, parce que j’avais l’impression de ne pas avoir trouvé de solution. Je n’avais pas encore compris qu’il n’y a pas vraiment de solution avec Derek. Pour lui, il s’agit de réagir à ce qui se passe sur le moment, et d’apprendre de ce qui est en train de se dérouler sous ses yeux. Il faut tout jeter pour en faire quelque chose de mieux quand on trouve cette chose inattendue. Quand on travaille comme ça, le planning peut être un ennemi.
Je me souviens très bien de Derek disant, sur ce premier repérage, « C’est comme si on voyait l’Hudson par les fenêtres. Et si on commençait sur l’eau ? » L’eau est très importante dans cette histoire. On est revenu sur ce décor plusieurs fois, mais on n’a pas tourné cette scène avant la dernière semaine de tournage, environ dix mois après cette première visite. Nous avons beaucoup appris entretemps, mais tout de même, ce jour-là, je ne me figurais pas ce que nous allions faire. Mais ce n’est pas une mauvaise chose. En fait, je pense que c’est la raison pour laquelle Derek est un cinéaste si spécial : il reste l’esprit ouvert jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que ça tourne. Et même pendant que ça tourne il est prêt à changer les choses. Je pense que c’est de là que viennent l’humanité et la magie de son travail. Pour un membre plus technique dans l’équipe, c’est beaucoup de tension pour être prêt et disposer des outils dont on a besoin pour faire tout ce qui est prévu dans le temps imparti, mais en même temps on se dit « je ne veux pas prendre de décision tout de suite, parce que ça pourrait nous empêcher de trouver quelque chose de mieux. » C’est un amalgame étrange d’organisation et de non-organisation, de profonde connaissance de la série tout en parvenant à oublier ce qu’on sait, tout ça pour parvenir là où on ressent ce que les films de Derek font ressentir.
Fillmmaker : Est-ce que votre usage des zooms était prémédité avec Derek, où est-ce qu’ils se sont imposés dans le langage du film organiquement, pendant le tournage ?
Lipes : J’ai déjà beaucoup travaillé avec des zooms. Alors que j’apprenais à connaître Derek, je lui ai demandé s’il voulait un zoom et il a dit qu’il ne zoomait pas. Quelques jours plus tard et il m’a dit « en fait, tu devrais prendre un zoom. » Les zooms ont été un élément important de ce qu’on a tourné le 1er jour, qui est la scène dans l’épisode 2 où Dominick rend visite au Dr Patel pour la 1e fois, une scène de dialogues de 19 pages. La façon dont nous les avons utilisés n’a pas été entièrement réfléchie, ce qui, je pense, est peut-être le fil conducteur de cette conversation. (rires)
Nous n’avons utilisé des zooms avant que sur les trois ou quatre premiers mois de tournage. Derek disait « on ne fait que des zooms avant sur cette série ! jamais de zoom arrière ! » (rires). Mais sur un plan on a fini par faire un zoom arrière et, comme il a beaucoup aimé ça, on en a fait d’autres. Ça a évolué. Derek a un goût et un sens des gens incroyables. Il est capable de manier ces outils d’une manière qui sert l’histoire d’une manière très humaine. Le zoom est juste devenu un de ces outils.
Fillmmaker : Il y a un beau zoom arrière au début de l’épisode 2, pendant un flashback avec les frères enfants. Ils sont en sortie scolaire à la Statue de la Liberté, mais Dominick doit rester derrière sur le quai parce que Thomas a un accident. Le plan commence sur la statue, puis s’élargit entre les frères pour créer cette composition triangulaire.
Lipes : Oui, un beau zoom arrière. Nous avons tourné cette scène de trois manières différentes, chacune dans un autre endroit, sous un angle différent. Mais tout du long, je crois que Derek savait qu’il fallait que ce soit un plan-séquence. C’est une façon toute simple de raconter ce qui se passe dans cette scène.
Fillmmaker : Vous parliez de rester l’esprit ouvert à l’inspiration de dernière minute, mais vous aviez un défi technique important à relever, qui demandait de l’organisation avec Ruffalo interprétant deux personnages simultanément. Vous avez tourné 17 semaines avec Ruffalo en Dominick, puis vous avez fait une pause de 6 semaines où il a pris 15 kilos pour devenir Thomas. Comment avez-vous incorporé Thomas dans les scènes que vous aviez déjà tournées avec Dominick ?
Lipes : La majeure partie du temps, nous avons juste utilisé le partenaire de jeu de Mark, Gabe Fazio (qui jouait l’autre jumeau en face de Ruffalo), en tournant de sorte à ne pas avoir de vrai plan « à jumeaux ». On avait tourné les scènes avec Dominick en se donnant de la marge, et au montage, évalué ce qu’il fallait tourner en contrechamp, une fois que Mark serait devenu Thomas.
Fillmmaker : Donc, par exemple, la 2e scène du 1er épisode se passe dans un restaurant routier. La plus grande partie est tournée en plan large où ils sont tous les deux, dans le dos de chaque frère, puis un plan rapproché de chacun. On ne voit jamais leurs deux visages en même temps. Pour ce type de scène, vous avez tourné les plans de Dominick, puis êtes retournés sur le décor, des semaines après, pour filmer le côté de Thomas ?
Lipes : Oui. Nous nous sommes battus pour ne pas utiliser le fond vert et ne pas sortir les acteurs du décor réel. Derek fait tout pour créer un monde pour l’acteur. Dans la maison où les frères ont grandi, il y avait des choses dans chaque tiroir de chaque pièce, même dans les pièces où on ne tournait pas. Cette idée de maintenir le décor naturel et d’y retourner physiquement à chaque fois pour y remettre l’acteur était importante.
Il y a eu beaucoup de discussions sur la manière de filmer les scènes où les deux frères partagent l’écran, et j’ai fini par dire : « je pense qu’on devrait filmer comme si on avait vraiment des jumeaux. On n’a pas besoin de changer le style de la série juste pour arranger la technique. Trouvons la meilleure et la plus juste manière de filmer ça pour l’histoire, et faisons en sorte que ça fonctionne. S’il y a de gros obstacles, on s’en occupera. »
Filmmaker : Le premier épisode se termine avec un long plan séquence qui semble être un des plans les plus compliqués avec les deux jumeaux. C’est un plan de trois minutes à l’épaule, qui suit Dominick et Thomas alors que celui-ci est incarcéré. La majeure partie du plan est sur Dominick, mais il y a plusieurs panos sur Thomas. Est-ce qu’il y a des remplacement de visage en postproduction ?
Lipes : Je ne crois pas qu’il y en ait sur cette scène. Je n’en suis pas sûr à 100%, peut-être qu’il y en a dans un des panos, mais on a surtout raccordé les différentes parties du plan-séquence en postproduction. On a filmé le côté Dominick avec Gabe jouant Thomas, puis Derek et les monteurs ont choisi la meilleure prise, et on a prévu les moments où on aurait besoin de Mark jouant Thomas. Puis nous sommes retournés sur le décor, avons retrouvé exactement les mêmes emplacements de caméra et essayé de mettre Mark exactement là où Gabe était.
Filmmaker : Dans une interview sur la série dans le New York Times, Mark parle de l’idée malheureuse de faire porter un masque de Ruffalo à Gabe.
Lipes : En fait, on essayait de faire en sorte d’avoir le moins possible besoin de retourner des choses avec le personnage de Thomas qui n’étaient pas cruciales pour le jeu. Une possibilité était d’utiliser ce masque dans les plans super larges. On avait aussi à gérer à quel point Gabe était reconnaissable quand on est derrière son épaule. L’idée était que s’il portait ce masque et ressemblait beaucoup plus à Mark, on n’aurait pas besoin de filmer ses contrechamps. (rires) On aura essayé.
Filmmaker : Dans ce même article du NYT, Derek dit que vous tourné près de 600 heures de film. Je pense que je pourrais voir ça sur un film tourné en numérique, si le réalisateur tournait beaucoup de prises intégrales de chaque scène, mais ça fait beaucoup de pellicule.
Lipes : Vous ne verrez pas ça sur un plateau en numérique non plus. Il faut travailler très dur pour tourner autant.
Filmmaker : Mais il n’y a pas tant d’angles que ça. Vous faisiez beaucoup de prises ? Comment avez-vous fait pour tourner autant ?
Lipes : Au départ c’était une série en caméra unique. Derek et moi sentions tous les deux que c’était ce qui servirait le mieux son style et le look de la série. Mais on a fini par ajouter une 2e caméra, et à tourner à deux caméras tout le temps. Avec plus d’une caméra on prend le risque de bâcler et de faire trop de compromis, mais je crois que la façon de filmer qu’on a adoptée en a fait un moindre compromis que ça ne l’avait jamais été pour moi. Une des raisons en est que Derek est allergique aux focales larges, c’était un film de très longues focales. Pour moi, un des principaux compromis d’un tournage à plusieurs caméras vient du fait qu’on veut qu’une des caméras soit physiquement plus proche d’un acteur alors qu’on ne peut pas la mettre là parce qu’elle sera dans le champ de l’autre caméra. Mais ça ne nous est pas arrivé sur cette série, grâce aux longues focales. Utiliser deux caméras fait faire des compromis à la lumière, qui est un peu plus difficile à faire, mais il fallait se débrouiller pour que ça marche.
On essayait toujours de trouver un 2e plan pour continuer. C’est à dessein qu’on ne faisait pas de découpage précis, on disait « alors, dans cette scène Dominick entre dans la maison, il avance et il a une conversation quelque part à l’intérieur. On va mettre la caméra dans la cuisine, et comme ça peut-être qu’on panotera et qu’on verra la cuisine et une autre pièce. » C’est comme ça qu’on préparait le plan, mais on ne savait pas si la caméra serait au bon endroit avant de commencer à filmer avec les acteurs, parce qu’on n’avait aucune idée de ce qui allait se passer. Donc on faisait défiler les 22,5 minutes de pellicule dans chaque caméra sans s’arrêter.
Tout de suite ça vous fait 45 minutes de rushes en une seule prise, alors que la caméra était peut-être au mauvais endroit et qu’il faut ajuster et tout refaire d’un autre endroit. Ça s’est beaucoup produit, vraiment laisser les acteurs trouver les choses, changer la mise en scène pendant qu’on tourne, puis revenir en arrière et re-filmer les mises en place parce qu’on s’ajuste à la façon dont la scène s’est transformée. Ça finit par s’accumuler, mais je crois que ça a fonctionné pour nous. C’est un gros défi pour l’équipe caméra. Toni Sheppard, notre 2e assistante caméra, chargeait du film pour la première fois et elle a été incroyable. Ce n’est pas un travail facile et peu de gens savent encore le faire.
Filmmaker : Vous avez tourné en 35 mm 2 perfs, mais vous avez fini avec un ratio 2 :1 au lieu d’un ratio panoramique plus conventionnel. Comment s’est fait ce choix ?
Lipes : Si je comprends bien, c’est le plus panoramique que HBO pouvait accepter pour une production originale. Je suis sûr qu’ils ont leurs raisons. D’habitude Derek filme en ratio panoramique 2.35, comme la plupart des choses que j’ai tournées, mais on avait cette contrainte et Derek a dit « faisons-là nôtre. » Le 2-perfs sert à tourner en ratio panoramique pour moins cher, mais là on a utilisé encore moins de la surface du négatif, en coupant les côtés et en « gonflant » ce qui restait pour correspondre au ratio. Le 2-perfs accentue la texture du film plus que le 3-perfs mais pas autant que le 16mm. En tournant en 2 perfs on est entre le 35 et le 16, et on obtient cette présence, ce grain et cette texture.
Filmmaker : Là vous travaillez sur l’étalonnage à distance ?
Lipes : J’ai travaillé dessus toute la journée. On en a encore pour au moins deux ou trois semaines.
Filmmaker : J’espère que l’épisode un est terminé, parce qu’il est diffusé dans 3 jours.
Lipes : Oui, c’est fait, mais on est encore en train de refaire et de réétalonner des effets spéciaux dans les premiers épisodes. Je travaille à distance avec Sam Daley, le coloriste avec qui je travaille depuis dix ans, et il a dû faire une installation chez lui à cause du virus. Tout le monde travaille à distance et ça ralentit le processus. Ce n’est pas aussi agréable. C’est comme regarder à travers un filtre – tout a une couche supplémentaire d’ordinateurs. C’est difficile, mais je suis très fier de ce qu’on fait. Ce n’est juste pas la manière idéale de le faire.
Matt Mulcahey est DIT dans le Midwest. Il écrit sur le cinéma sur son blog Deep Fried Movies.